Avec l’essor de la digitalisation, l’apparition de contraintes réglementaires croissantes ou encore l’évolution des attentes des clients, le secteur de la gestion de patrimoine fait face à des évolutions majeures. Entretien avec David Charlet, Président de l’Association nationale des conseils financiers (ANACOFI), sur les défis et les perspectives qui redéfinissent le métier.
Comment s’est opéré le mouvement de digitalisation dans le secteur de la gestion de patrimoine ?
David Charlet : La digitalisation du métier de la gestion de patrimoine n’est pas nouvelle. L’ordonnance relative à l’économie numérique de 2014 a donné l’impulsion au mouvement de digitalisation de la sphère financière, dont les conseillers en gestion de patrimoine (CGP) font partie. À l’époque, 40 % des CGP disposaient d’au moins un outil d’aide à la prise de décision ou à l’accompagnement des clients. Les réglementations nationales et européennes se sont étoffées par la suite, accélérant cette digitalisation. On estime qu’avant la période du Covid, le taux d’équipement des CGP dépassait les 80 % pour les principaux outils nécessaires à leur activité. Néanmoins, les fournisseurs de logiciels constataient que leurs produits étaient encore, dans l’ensemble, sous-utilisés.
Comme pour la plupart des autres secteurs, c’est avec la crise sanitaire que la digitalisation a pris un tournant décisif. Les conseillers ont été contraints d’utiliser les outils qu’ils possédaient déjà, mais dont l’utilisation n’était que sporadique. Aujourd’hui, rares sont ceux qui n’utilisent pas fréquemment une application de visioconférence, un système de signature à distance ou, dans une moindre mesure, un agrégateur de données. Dans le même temps, une nouvelle génération d’outils a émergé sous l’effet des besoins et des innovations (robo-advisors, solutions SaaS, etc). Les offres tendent à être de plus en plus complètes, clé en main, et nettement plus abordables qu’auparavant. Il y a moins de dix ans, l’Observatoire du Digital de l’ANACOFI recensait une quinzaine d’offreurs tech à disposition des CGP, des courtiers et des métiers du conseil en entreprise. Désormais, nous en dénombrons presque dix fois plus, ce qui donne une idée de l’ampleur du mouvement.
Quelles mutations sur le métier de CGP cette digitalisation a-t-elle permises ?
David Charlet : Ces outils révolutionnent la manière dont les CGP travaillent et permettent des gains en efficacité majeurs. Avec l’accélération du développement de l’intelligence artificielle, les mutations pourraient être plus profondes encore. Le modèle « homme-machine » devient dominant, compatible avec un métier où l’intuitu personnæ est pourtant très important. L’homme (le conseiller) répond à l’homme (son client) avec plus d’aisance et de flexibilité grâce à la visioconférence. Autrefois, on estimait qu’un conseiller ne pouvait gérer efficacement plus d’une cinquantaine de clients, à la différence d’une plus grosse structure comme la banque. Avec la digitalisation, les conseillers ont pu augmenter la volumétrie de clients. De leur côté, les clients y gagnent aussi, avec une planification simplifiée de leurs rendez-vous, un accès à la consolidation de leurs comptes, la possibilité de compléter leurs informations directement en ligne, etc. Cependant, ils tolèrent moins le manque de disponibilité, la lenteur de certaines tâches ou les bugs qui pourraient survenir.
Par ailleurs, le traitement et la sécurité des données sont des problématiques que le secteur doit pouvoir résoudre, et qui font intervenir des compétences particulières. Les données des clients confiées aux CGP sont, en effet, considérées comme sensibles.
Quelles sont les réglementations récentes ou à venir les plus susceptibles de faire évoluer le secteur de la gestion de patrimoine ?
David Charlet : Depuis longtemps, le vœu des CGP reste celui de la reconnaissance d’un statut ou d’un titre. Si la voie du statut semble fermée, celle du titre pourrait à nouveau s’ouvrir. Mais pour l’instant, la reine des batailles se livre à Bruxelles, les nouvelles normes pour les professionnels du conseil devant être tranchées avant la fin du premier semestre 2024. La Retail Investment Strategy (RIS), à l’initiative de la Commission européenne, est très scrutée car elle devrait conduire à des changements de modèle économique pour la profession. C’est un projet dit omnibus, de correction d’un certain nombre de textes. Les élections européennes imminentes pourraient toutefois retarder le processus, et il se pourrait que nous n’ayons dans un premier temps que des décisions partielles. Par ailleurs, sur les volets de l’ESG et de la data, ou encore des cryptomonnaies, la législation évolue très vite.
La réglementation nationale découle majoritairement de ce qui est décidé au niveau européen, sauf dans un domaine : l’immobilier, dont l’Union européenne se mêle très peu. Après un certain nombre de mesures conjoncturelles pour un secteur en crise, nous nous attendons, cette année, à une longue série de décisions structurelles de la part du gouvernement. Rappelons au passage, qu’en moyenne, l’immobilier représente 60 % du patrimoine des Français. C’est donc un marché clé pour les CGP, et des solutions réglementaires pour débloquer la situation sont fortement espérées.
Les frais et commissionnement sont également dans le viseur du législateur européen ; quelles pourraient être les incidences sur le métier ?
David Charlet : L’interdiction totale des commissions et rétrocessions envisagée un temps par la Commission européenne a fait l’objet d’une vive contestation de la part des intermédiaires, conseillers financiers et en assurance. L’institution s’oriente donc vers une interdiction partielle – toujours contestée – ainsi qu’un renforcement de la transparence et des déclarations d’adéquation actuelles qui devront être plus détaillées. Baptisée « Value for money », cette contrainte porte en elle l’obligation de démontrer que le conseil prodigué a été efficace et qu’il justifie le prix payé par le client. En somme, que le client en a eu pour son argent. Pour ce qui est de sa mise en œuvre, l’incertitude règne encore pour savoir concrètement comment les acteurs vont pouvoir s’y prendre.
En filigrane, on comprend que le législateur cherche à conduire les prix à la baisse, niant l’idée contractuelle d’un accord entre le professionnel et son client, base pourtant d’une économie capitaliste. Malgré cela, certains pays ont déjà imposé des prix sur certaines prestations. Et il n’est pas certain que cette administration des prix se fasse toujours en faveur d’une plus grande transparence des prestations… Ce n’est donc pas seulement au modèle du métier que Bruxelles s’attaque, mais donc aussi largement aux frais qui le rémunèrent.
Quelles autres perspectives voyez-vous pour le secteur ?
David Charlet : Le sujet de la retraite, qui aura été au cœur de l’actualité l’année dernière et pour lequel le CGP a de multiples réponses à apporter, devrait continuer à être une thématique porteuse. Elle n’est pas la seule… Au gré des années, les CGP se sont beaucoup acculturés aux questions relatives au monde de l’entreprise. Les conseillers se mettent davantage au service des patrons de TPE et PME. Ce sillon devrait continuer à se creuser, avec de multiples besoins (assurance non-vie, montages, etc.).
Nous avons la chance en France d’avoir des conseillers patrimoniaux avec des compétences très transversales et un savoir-faire unique que beaucoup de pays – où la profession est nettement plus compartimentée – nous envient. Une grande question demeure : pourquoi les CGP ne partent-ils pas à la conquête de l’international ? On retrouve des CGP anglais aux quatre coins du monde, ceux de Singapour inondent le marché asiatique, les Américains exportent leurs méthodes. En comparaison, nos CGP ne sortent que très peu de leurs frontières. Un nouvel enjeu majeur pour notre métier devenu mature et les cabinets français se trouve là.
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